Racisme : la loi sur la liberté de la presse comme bouc émissaire ?
Par Dominique Sopo, président de Sos Racisme , Pierre Tartakowsky, président de la Ligue des droits de L'Homme , Geneviève Garrigos, présidente d’Amnesty International France, Françoise Martres, présidente du Syndicat de la magistrature , Emmanuel Vire, journaliste à Géo et secrétaire général du Syndicat national des journalistes CGT, Florian Borg, président du Syndicat des avocats de France , Bernadette Hétier, coprésidente du Mrap et Dominique Pradalié, secrétaire général du Syndicat national des journalistes
21 avril 2015
TRIBUNE
Il en va des lois comme des parias ; on les accuse de tous les maux lorsqu’on souhaite en faire des boucs émissaires. Tel est aujourd’hui le procès fait à la loi sur la liberté de la presse de 1881 ; imprécise, lente, laxiste, elle serait une figure de l’impuissance face aux agressions racistes, à un antisémitisme désinhibé, aux trop nombreuses discriminations. Un tel acte d’accusation peut résonner puissamment dans une société traumatisée par les attentats de janvier, alors même que le gouvernement a proclamé sa volonté de faire de la lutte contre le racisme une grande cause nationale.
Appliquer simplement la loi
Il y a de quoi faire ! On pourrait, par exemple, donner de vrais moyens à l’institution judiciaire, appliquer la circonstance aggravante de racisme, d’antisémitisme ou d’homophobie alors qu’aujourd’hui elle est trop souvent rejetée, quand elle n’est pas simplement ignorée ; on pourrait même imaginer un engagement réel des parquets lorsqu’ils constatent des abus, sans que les associations aient besoin de tirer, encore et encore, la sonnette d’alarme. On pourrait enfin - pourquoi pas - rêver d’une mobilisation républicaine de grande ampleur, d’un combat portant fièrement les valeurs de fraternité, de liberté d’expression, de pouvoirs publics engagés concrètement, durablement et de façon cohérente pour l’égalité des droits de toutes et tous.
Mais nous en sommes bien loin. Les pouvoirs publics font flèche de tout bois et avancent une mesure fétiche : sortir le délit de racisme de la loi de 1881. Cette frénésie pourrait n’être que pathétique ; elle est hélas dangereuse, singulièrement pour notre liberté d’expression.
Une loi belle et forte
Nous avons en France une loi belle et forte, qui date de 1881 et consacre le principe de la liberté de la presse. Aujourd’hui encore, elle la régit comme principe fondamental d’une société démocratique. Son texte garantit la liberté tout en permettant la répression de ses abus ; il impose des délais courts aux plaignants mais exclut la comparution immédiate, permettant ainsi des débats apaisés. Il permet enfin d’engager des poursuites qui sont proportionnées aux objectifs poursuivis, dans le respect des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.
Que propose le gouvernement ? De transférer la répression des délits de presse aggravés par le caractère raciste, antisémite ou homophobe au code pénal. Ainsi, prétend-il, la justice sera plus rapide, plus solennelle, plus efficace. Trois promesses, trois contre-vérités.
Les lenteurs reprochées à la loi de 1881 doivent tout à la grande misère de la justice et rien à son texte. La solennité, la symbolique du jugement ? Qu’en restera-t-il lorsqu’un délit de racisme sera expédié à la va-vite entre deux affaires d’escroquerie et un cambriolage ? L’efficacité promise ? Dans ces conditions, elle se traduira surtout par la confusion des termes du débat public et des esprits.
La loi du 29 juillet 1881 est efficace
Il y a dans la démarche gouvernementale un désir forcené d’apparaître comme faisant «quelque chose», d’innover, quitte surtout à défaire. Car contrairement à ce qu’on semble sous-entendre, les expressions du racisme, de l’antisémitisme, et de l’homophobie sont d’ores et déjà des délits en droit français. La loi de 1881 permet de les réprimer, y compris par des peines de prison ferme ; elle autorise que soient considérées comme complices les personnes ayant incité à la haine raciale et dont les propos auraient été suivis d’actes criminels. Elle va même jusqu’à permettre de poursuivre non seulement les auteurs de propos illégaux, mais également les éditeurs, directeurs de publication ou autres rédacteurs en chef.
La loi n’est donc pas défaillante, elle tient simplement compte de la complexité attachée à des délits particuliers. Veut-on mieux l’appliquer ? Il faut alors regarder du côté de ceux qui en ont la charge et leur rappeler ce pour quoi nos concitoyens se sont mobilisés après les attentats : la défense des libertés d’information et d’expression, pas leur limitation. Notre société n’affrontera pas les défis qui lui sont lancés à coups d’effets d’annonce, elle ne surmontera pas les dangers qui guettent en ne misant que sur la répression judiciaire et la restriction des libertés.
C’est pourquoi nous demandons au gouvernement de l’entendre, de réviser sa copie et de permettre que vive l’ambition démocratique dont notre pays a besoin. L’efficacité contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations en amont est à ce prix.
Dominique SOPO, président de SOS Racisme, Pierre TARTAKOWSKY, président de la Ligue des droits de l'Homme, Geneviève GARRIGOS, présidente d’Amnesty International France, Françoise MARTRES, présidente du Syndicat de la magistrature, Emmanuel VIRE, journaliste à Géo et secrétaire général du Syndicat national des journalistes CGT, Florian BORG, président du Syndicat des avocats de France, Bernadette HÉTIER, coprésidente du Mrap et Dominique PRADALIÉ, secrétaire général du Syndicat national des journalistes