En censurant le journal « L’envolée », l’administration pénitentiaire étouffe un peu plus la parole des personnes enfermées
Publiée dans Le Monde, tribune collective signée par Patrick Baudouin, président de la LDH
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Le journal L’Envolée est l’objet de censures répétées de la part de l’administration pénitentiaire, s’insurge, dans une tribune au « Monde », un collectif de huit signataires, dont le président de la Ligue des droits de l’homme et la présidente du Syndicat des avocats de France, voulant empêcher les « oubliettes modernes » de se refermer sur les prisonniers.
Fin janvier 2023, pour la troisième fois en deux ans, le ministère de la justice a interdit la diffusion
en détention d’un numéro du journal L’Envolée (le n° 56), et a saisi des exemplaires dans les
cellules des personnes abonnées. Dans une note au personnel, il s’inquiétait de la gratuité du journal
et de sa « large diffusion », susceptible d’avoir « un retentissement important auprès des personnes
détenues », et citait des passages dénonçant le caractère mortifère de la prison.
L’Envolée publie depuis vingt ans des lettres de prisonniers et de prisonnières qui dénoncent le sort
qui leur est fait dans la continuité du Comité d’action des prisonniers des années 1970, pour
désinvisibiliser le monde carcéral et remettre en cause la pertinence de son existence.
En janvier 2021, le ministère interdisait la diffusion du numéro 52 de L’Envolée dans toutes les prisons, en raison d’un dossier consacré aux décès suspects de plusieurs personnes détenues. Nos
organisations soulignaient alors (« Violences pénitentiaires : l’omerta doit prendre fin ! », Mediapart
le Club, 18 mars 2021) que « cette interdiction ne saurait occulter le problème de fond dénoncé par
le journal : les violences commises par des agents de l’administration pénitentiaire sur des
personnes détenues sont une réalité désormais largement documentée, tout comme les rouages
institutionnels permettant qu’elles se perpétuent ».
Au printemps 2022, à l’insu de la directrice de publication, une note interne de la direction de
l’administration pénitentiaire (AP) interdisait la lecture du numéro 55 à tous les prisonniers en
raison de « propos diffamatoires à l’égard de l’AP » – sans que ces propos n’aient été condamnés
pénalement.
Le récit d’un homicide volontaire n’a pas plu
L’article rendait compte du procès de sept surveillants au tribunal de La Rochelle en novembre 2021
à la suite du décès de Sambaly Diabaté. Ce prisonnier de la centrale de Saint-Martin-de-Ré
(Charente-Maritime) est mort étouffé après avoir été bâillonné et longuement maintenu au sol par
plusieurs surveillants. La note s’offusquait de « propos alléguant que l’administration pénitentiaire
enseigne à ses personnels des gestes professionnels portant atteinte à la dignité de la personne
humaine, qualifiés par l’auteur de l’article d’“arsenal habituel” et d’“horreur tellement banale et
généralisée” ».
Ce qui paraissait diffamatoire à l’AP, c’était d’affirmer que certains des gestes qui ont tué M.
Diabaté (étranglement, placage ventral, pliage, usage de bâillon, transport menotté à l’horizontale)
étaient pratiqués et transmis à des surveillants, même s’ils sont officiellement interdits. Pourtant, ce
n’est pas L’Envolée qui le relevait, mais les surveillants eux-mêmes à la barre : « On a fait comme
d’habitude. A Fleury-Mérogis, j’ai vu cette méthode pratiquée dix, quinze fois », déclarait unsurveillant à propos du transport à l’horizontale. Un autre confirmait que cette pratique était usuelle dans l’établissement francilien. « C’est une intervention comme j’en ai vu d’autres », dira un
troisième. « J’ai pratiqué facilement une douzaine de fois la position allongée dans le camion »,
confirmera un quatrième.
A la question : « Avez-vous déjà vu ce genre de transfert ? », un gradé répondait : « Oui, on l’a fait
à la [prison de la] Santé. » Et le bâillon ? « C’est interdit, mais avant c’était autorisé, et c’était il n’y
a pas longtemps ». « Il y a des usages qui ne sont pas en cohérence avec les textes », résumait la
directrice de la centrale de l’époque. Avant le procès, le Contrôleur général des lieux de privation de
liberté avait par ailleurs rapporté, à l’occasion d’une visite en 2017 au centre pénitentiaire de
Rennes-Vezin, « les dénonciations d’une pratique dénommée par des professionnels comme “la
technique de Fleury-Mérogis”, qui consiste, quand un récalcitrant a été conduit dans une cellule
disciplinaire, à le placer sous le lit après lui avoir retiré ses vêtements, sous prétexte de “sécuriser”
le retrait des surveillants de cet espace étroit ».
Faire pression sur les personnes détenues abonnées
Si l’on ne peut parler d’« horreur tellement banale », quels mots employer ? Pourquoi les prisonniers ne pourraient-ils pas lire cette vérité dans L’Envolée ? Le ministère craint-il que la violence structurelle de la prison – officiellement établie et assumée lors de ce procès – finisse par être vraiment reconnue ?
La principale conséquence de ces interdictions à répétition, c’est de faire pression sur les personnes abonnées au journal : certaines ont vu leur cellule fouillée et ont été menacées d’une sanction disciplinaire, ce qui les dissuade de le recevoir, et plus encore de lui écrire.
En censurant L’Envolée, l’administration pénitentiaire étouffe un peu plus la parole des personnes
enfermées. Au-delà des phrases visées, ce qui lui semble inadmissible, c’est l’existence même d’un
outil au service de celles et de ceux qui sont déjà privés du droit de s’organiser, de contester et de
parler publiquement. Or, nous considérons qu’il est plus important que jamais de s’opposer à la
déshumanisation des personnes prisonnières et de leurs proches, de leur manifester de la sympathie
et d’empêcher les oubliettes modernes de se refermer sur eux.
A l’heure où l’hostilité d’une bonne partie de la presse et du champ politique ne cesse de grandir
contre les prisonniers et les prisonnières, il s’agit d’empêcher notre société de se refermer
complètement. Plus que jamais, les dénonciations, analyses et luttes sociales en prison nous
concernent entièrement. La prison reste un angle mort de notre société ; il est essentiel de permettre
au plus grand nombre d’entendre la voix des personnes concernées ! Notre liberté en dépend.
Signataires : Patrick Baudouin, président de la LDH (Ligue des droits de l’Homme) ; Juliette Chapelle,
présidente de l’association Avocats pour la défense des droits des détenus (A3D) ; Benoît David,
président de Ban public, association pour la communication sur les prisons et l’incarcération en
Europe ; Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France ; Camille Gourdeau,
présidente de la Fédération des associations de solidarité avec tou.te.s les immigré.e.s ; Ingrid Leys,
directrice de publication du journal L’Envolée ; Matthieu Quinquis, président de l’Observatoire
international des prisons-section française ; Nathalie Seff, déléguée générale de la section française
de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture.
- « Violences pénitentiaires : l’omerta doit prendre fin ! », Médiapart le Club, 18 mars 2021, texte co-signé par l’A3D (Association des avocats pour la défense des droits des détenus), l’Observatoire International des Prisons (OIP), le Syndicat des avocats de France (Saf), La LDH (Ligue des droits de l’Homme), l’Acat (Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture), L’Envolée.
- Rapport de visite : Centre pénitentiaire de Rennes-Vezin, CGLPL, 9 au 18 janvier 2017.