L’effacement programmé du jury populaire de cour d’assises porte atteinte à la liberté, l’humanité et la citoyenneté
Tribune collective publiée sur Le Monde dont Patrick Baudouin, président de la LDH, est signataire
A l’heure où la démocratie participative est plébiscitée, l’une de ses formes les plus anciennes et les plus symboliques verra son champ d’exercice restreint en 2023. Une perspective contre-productive et inquiétante, estime, dans une tribune au « Monde », un collectif composé de personnalités de la justice, de spécialistes et d’élus.
Héritage de la révolution de 1789, symbole éclatant de la démocratie participative en matière judiciaire, le jury populaire de cour d’assises est en voie d’extinction. La participation citoyenne à la justice pénale est gravement menacée, remise en cause par une doctrine libérale qui, plaquant sur l’institution judiciaire une logique de marché, se donne le rendement pour seul horizon et le chronomètre pour unique boussole.
Parvenue à son paroxysme, cette approche déshumanisante, justement dénoncée dans la « Tribune des 3 000 » et dont les effets délétères ont été savamment exposés dans le rapport conclusif des Etats généraux de la justice, s’attaque désormais au dernier espace démocratique permettant à des juges et à des citoyens tirés au sort de se rencontrer, de débattre, de délibérer, et de rendre la justice ensemble « au nom du peuple français ». En cette heure où la confiance des Français en l’institution judiciaire est fragilisée, ce choix politique, qui entraînerait pour les citoyens une dépossession démocratique majeure et creuserait davantage le fossé avec leur justice, doit être âprement combattu.
Le problème se pose en ces termes : actuellement, la loi prévoit que la quasi-totalité des crimes – c’est-à-dire des infractions les plus graves – sont jugés en première instance par une cour d’assises composée de trois magistrats professionnels et de six citoyens tirés au sort sur les listes électorales. Toutefois, tel ne sera plus le cas à partir du 1er janvier 2023.
A compter de cette date, tous les crimes punis de quinze ans ou vingt ans de réclusion criminelle – par exemple les viols, les violences mortelles, ou les tortures et actes de barbarie – seront jugés par de nouvelles juridictions appelées « cours criminelles départementales » (CCD), dont la particularité est d’être exclusivement composées de magistrats professionnels (cinq au total). Si les cours d’assises avec jurés continueront à juger les autres crimes et les appels, cette réforme leur retirera 57 % des affaires qu’elles connaissaient jusqu’alors. Aujourd’hui, environ 20 000 citoyens sont appelés à siéger aux assises chaque année. Demain, ils seront moins de 10 000. Triste déclin !
Vers un sacrifice démocratique
Pourquoi une telle saignée démocratique, alors même que le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, prétend se fixer pour objectif de « rendre la justice plus proche de nos compatriotes » ? Comment expliquer une contradiction si flagrante entre un discours qui promet le rapprochement de la justice et le peuple, et cette réforme qui accentuera leur éloignement ? En vérité, l’explication est essentiellement d’ordre gestionnaire et budgétaire. En effet, ce n’est pas la qualité de la justice rendue par les cours d’assises qui est remise en cause – il s’agit d’une justice qui prend le temps de l’écoute, où le droit au procès équitable est respecté –, mais l’incapacité de ces juridictions, eu égard au sous-dimensionnement de leurs moyens matériels et humains par rapport au nombre d'affaires à traiter, à rendre la justice avec célérité. Ce problème du temps se conjugue au problème du coût, puisque l’indemnisation des jurés d’assises représente une charge pour les finances publiques, que d’aucuns dénoncent comme un « luxe » devenu trop onéreux en période d’austérité budgétaire...
Ces préoccupations ont conduit l’ancienne garde des Sceaux, Nicole Belloubet, à soutenir un projet d’expérimentation des CCD dans une poignée de départements, finalement mise en place par la loi de programmation pour la justice du 23 mars 2019. Toutefois, sans même attendre les résultats de cette expérimentation, et après deux rapports d’étape très mitigés quant à l’utilité de ces nouvelles juridictions (voir ici et là), le ministre de la justice, qui avait accueilli les CCD avec effroi du temps où il portait la robe – « c’est la mort de la cour assises », s’était-il ému –, a défendu bec et ongles la généralisation de ces juridictions sans jurés, désormais entérinée par une loi du 22 décembre 2021 dont l’intitulé – loi pour la confiance dans l’institution judiciaire – pouvait difficilement être davantage en contradiction avec son contenu, tant il est vrai que le meilleur moyen de rétablir le lien entre le peuple et la justice n’est pas de le couper...
Cet effacement programmé du jury populaire, dont il est à craindre qu’il soit le prélude à sa disparition totale, porte atteinte à trois valeurs cardinales sur lesquelles repose la justice en démocratie : la liberté, la vérité, et la citoyenneté. Le jury est d’abord un instrument politique au service des libertés, puisqu’il protège les individus contre les excès du pouvoir dans l’hypothèse où celui-ci deviendrait tyrannique. Comme l’indique l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, la possibilité pour le citoyen de siéger dans un jury est un « auguste privilège », par lequel « il se met hors de danger d’être opprimé ».
Le jury est également un instrument juridique, destiné à la manifestation de la vérité. Il repose sur une procédure marquée par l’oralité, qui prend le temps d’offrir à chaque partie et à chaque témoin ou expert l’occasion de s’exprimer, que ce soit sur des éléments de faits ou de personnalité. Cette temporalité est nettement préférable aux procédures rapides qui ne cessent de se développer en matière délictuelle (ordonnance pénale, plaider-coupable, comparution immédiate, etc.), alors même qu’elles diminuent les garanties du procès équitable.
Le jury est, enfin, un instrument de citoyenneté, puisqu’il donne l’occasion à des personnes tirées au sort, généralement peu familières des questions juridiques, de s’approprier et de trancher un problème posé à la collectivité – celui du crime –, en prenant conscience des contraintes inhérentes à l’acte de juger. Comme l’écrivait Alexis de Tocqueville dans son ouvrage De la démocratie en Amérique, le jury « sert à donner à l’esprit de tous les citoyens une partie des habitudes de l’esprit des juges ; et ces habitudes sont précisément celles qui préparent le mieux le peuple à être libre ». De ce point de vue, la participation au jury constitue une expérience citoyenne déterminante, qui modifient profondément chez les jurés leur perception de la justice.
Pour toutes ces raisons, le jury populaire, qui participe à rendre à la justice une part de son humanité, doit être sauvé. Sa préservation répondrait d'ailleurs aux attentes des Français, les études d'opinions confirmant que ceux-ci sont très majoritairement favorables à l'implication des citoyens dans le processus judiciaire. Il est donc urgent de mettre un terme à l'expérimentation des CCD et de renoncer à leur généralisation : tel est le sens de la proposition de loi visant à préserver le jury populaire de cour d’assises déposée par Madame la députée Francesca Pasquini et d’autres députés du groupe NUPES le 11 octobre 2022, à laquelle nous nous associons.