La dissolution du CCIF validée par le Conseil d’Etat : les associations en danger !
Par un arrêt rendu en catimini le 24 septembre 2021[1], le Conseil d’État a donné sa bénédiction à la dissolution du CCIF, association dont l’objet était de combattre par les voies de droit les discriminations dont sont victimes les personnes musulmanes. Cette décision risque malheureusement de faire jurisprudence, plaçant une épée de Damoclès au-dessus des associations qui ont pour objet la défense des droits et libertés.
La dissolution du CCIF, sous l’accusation de provocation à des actes de terrorisme, avait été annoncée à grands fracas par le ministre de l’Intérieur en réaction à l’assassinat de Samuel Paty. Le Conseil d’Etat a bien dû constater que l’accusation ne tenait pas la route, rien ne permettant de suspecter l’association de complicité ni même de complaisance à l’égard de cet acte abominable ou d’autres actes terroristes. Le ministre de l’Intérieur lui-même ne devait pas être si sûr de lui puisqu’il avait aussi invoqué, pour justifier la mesure, la disposition qui permet la dissolution des associations « qui provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence » ou qui propagent des idées justifiant ou encourageant cette discrimination, cette haine ou cette violence.
Par un curieux retournement, la dissolution du CCIF est donc approuvée au motif qu’en luttant – légalement – contre les discriminations et la haine antimusulmanes, il s’est rendu lui-même coupable de discrimination et de haine… En effet, pour le Conseil d’Etat, « critiquer sans nuance » des politiques publiques ou des lois qu’on considère comme discriminatoires, c’est pousser les victimes de la discrimination alléguée sur la pente de la radicalisation et les inviter à se soustraire aux lois de la République. En d’autres termes, avoir l’impertinence de critiquer l’Etat en soutenant qu’il viole le droit, c’est déjà presque un attentat. Curieuse conception de l’Etat de droit… Pour en arriver à cette conclusion, le Conseil d’Etat a totalement dévoyé un texte conçu à l’origine pour combattre la propagation d’idéologies violentes, racistes et inégalitaires, qu’il transforme ainsi en arme létale utilisable contre toute association de défense des droits et libertés.
La décision est également inquiétante en ce qu’elle revient à admettre qu’une association est responsable, non pas seulement de ses actions propres et de ses prises de positions publiques, mais aussi de celles de ses anciens dirigeants – y compris lorsqu’ils s’expriment à titre personnel, de celles de ses membres, anciens membres et même des personnes qui commentent ses publications électroniques. Les associations sont ainsi sommées, à peine de dissolution sans mise en demeure préalable, d’exercer une vigilance de tous les instants sur les propos ou actes de leurs membres – propos ou actes qu’en l’espèce le ministère public n’avait du reste jamais jugé opportun de poursuivre.
Mais surtout, par un inquiétant renoncement à sa mission de contrôle, le Conseil d’Etat prend pour argent comptant les accusations du ministre, sans le moindre recul. C’est ainsi que des propos tenus par l’ancien porte-parole du CCIF, en 2014, affirmant que les attentats islamistes – par ailleurs condamnés avec constance par l’association – représentaient une part minoritaire des attentats commis en Europe (ce qui était exact à l’époque), deviennent des propos « tendant à relativiser, voire à légitimer les attentats ».
Il est légitime de critiquer les interventions du CCIF ou même son positionnement général – comme il est du reste arrivé à certaines des organisations signataires du présent texte de le faire. Le débat d’idées est normal et souhaitable dans une société pluraliste. Il est en revanche incompréhensible – et inadmissible – qu’une association dont l’objet est d’agir par les moyens légaux, notamment en saisissant les tribunaux, pour lutter contre ce qu’elle considère, à tort ou à raison, comme des discriminations illégales, soit traitée, pour cette raison, en ennemie de la République et condamnée à la mort civile.
L’arrêt du Conseil d’Etat affirme qu’en combattant, par la voie légale, ce qu’on tient pour injuste, on se rend complice des infamies commises au prétexte de l’injustice, et qu’en exigeant de l’Etat qu’il respecte le droit, on se rend coupable de sédition. Cette décision fait fi des valeurs fondamentales de l’Etat de droit. Conjuguée avec la promulgation de la loi « confortant le respect des principes de la République », elle place l’ensemble du monde associatif sous la coupe du ministre de l’Intérieur et donne au gouvernement le pouvoir de museler la société civile.
Premiers signataires : Action droits des musulmans (ADM) ; AFPS ; Alliance citoyenne ; ATMF ; Attac ; Comité pour la santé des exilé·e·s (Comede) ; Comité pour le respect des libertés et des droits de l’Homme en Tunisie (CRLDHT) ; Fédération des associations de solidarité avec les tout·e·s les immigré·e·s (Fasti) ; Fédération nationale de la Libre Pensée ; Femmes Égalité ; Fondation Copernic ; Fédération des Tunisiens pour une citoyenneté des deux rives (FTCR) ; Groupe d’information et de soutien des immigré·e·s (Gisti) ; Ligue des droits de l’Homme (LDH) ; Memorial 98 ; Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap) ; Syndicat des avocats de France (Saf) ; Syndicat de la magistrature (SM) ; Union syndicale Solidaires ; Union des Tunisiens pour l’action citoyenne (Utac) ; VoxPublic.
[1] De façon étonnante on ne trouve trace de cette décision ni sur le site du Conseil d’État, ni sur Légifrance
Paris, le 8 octobre 2021