La compétence universelle trace son chemin de Pinochet à la Syrie
Dans un rapport publié lundi 27 mars, cinq organisations de défense des droits de l’Homme font le bilan annuel de la compétence universelle. « Make way for Justice » montre une progression lente mais stable du principe de compétence universelle qui dépasse de plus en plus les seules frontières de l’Union européenne.
En 2016, quarante-sept suspects de crimes commis à l’étranger ont été jugés devant des juridictions nationales, marquant une progression lente, mais stable, du principe de compétence universelle. « Malgré les attaques constantes, la compétence universelle continue d’être un outil important dans la lutte contre l’impunité », estime Philippe Grant. « Pour les victimes, c’est souvent le seul moyen d’obtenir justice », souligne le directeur de l’organisation suisse Trial. La première affaire retentissante avait visé Augusto Pinochet, hospitalisé puis arrêté à Londres en octobre 1998, et réclamé par l’Espagne pour des crimes commis au Chili. Au terme d’un long feuilleton politico-judiciaire, le dictateur était parvenu à rejoindre Santiago sans être jugé. Depuis, de nombreux pays se sont dotés de la compétence universelle leur permettant de juger sur leur sol les auteurs de crimes de guerre, quelle que soit leur nationalité. Le rapport publié par Trial, avec la collaboration de la Fondation Baltasar Garzon (FIGBAR), le European center for Constitutional and Human rights (ECCHR), de la Fédération internationale des Ligues des droits de l’Homme (FIDH) et de Redress, montre que la compétence universelle reste la procédure par défaut pour juger les auteurs de crimes internationaux.
Le cas syrien en est l’illustration la plus flagrante. Depuis le début de la guerre, des centaines de milliers de pièces à conviction ont été récoltées. Mais les vétos russes et chinois à toute saisine de la Cour pénale internationale (CPI) et l’impossibilité de mettre sur pied un tribunal spécial, a conduit les ONG notamment, à se tourner vers les possibilités qu’offre la compétence universelle. L’arrivée en masse de réfugiés syriens sur le sol européen a considérablement élargi les possibilités, notamment en Europe, où la compétence universelle est intimement liée à la politique d’immigration. L’Union refuse de devenir « un havre de paix » pour criminels de guerre. En 2016, l’Autriche, la Finlande, la France, l’Allemagne et la Suède ont poursuivi des charges pour les crimes commis en Syrie et des enquêtes sont en cours en Suisse, en Norvège et aux Pays-Bas. Au cours de l’année, trois personnes ont été condamnées pour crimes de guerre et onze suspects ont été arrêtés. Mais « tous étaient des auteurs de niveau moyen », regrette Philippe Grant qui souligne que « les suspects de haut rang restent protégés par de puissants alliés politiques ». En France, une affaire a été ouverte en septembre 2015 pour torture, crimes de guerre et crimes contre l’humanité à la demande du Quai d’Orsay, sur la base du rapport César, documentant les tortures et les meurtres perpétrés dans les geôles du régime syrien. Par ailleurs, en octobre 2016, le parquet général de Paris a ouvert une enquête à la demande du ministère des Finances français contre LafargeHolcim, pour avoir délibérément mis en danger son personnel, avoir acheté illégalement du pétrole aux djihadistes de l’Etat islamique (EI) et pour financement du groupe terroriste. En novembre, Sherpa, l’European Center for Constitutional and Human Rights et onze ex-employés de l’entreprise portaient aussi plainte contre Lafarge Ciment Syrie.
En décembre 2016, l’Assemblée générale a adopté la mise sur pied d’un Mécanisme International, Impartial et Indépendant (M3I) pour centraliser les pièces à conviction récoltées tout au long de la guerre, et préparer des dossiers clés en main pour un futur procureur. Le Mécanisme, décrié par la Syrie et la Russie notamment, mais largement soutenu par les pays du Golfe dont au premier chef le Qatar, sera financé, au moins dans un premier temps, grâce à des contributions volontaires. Pour l’instant, l’Onu tente d’identifier le futur chef de ce Mécanisme, dont les bureaux seront basés à Genève, proche de la Commission d’enquête internationale de l’Onu sur la Syrie, qui documente depuis 2011 les crimes commis par le régime, les rebelles, les groupes djihadistes et les forces internationales. A l’avenir, les dossiers pourront être transmis à la CPI, si elle devait devenir compétente, à un hypothétique tribunal spécial ou encore aux justices nationales dotées de la compétence universelle.
Le rapport de Trial montre aussi la lente expansion de la compétence universelle. L’affaire Hissène Habré a fait du Sénégal le champion de la lutte contre l’impunité sur le continent africain. Le dictateur tchadien a été condamné à la perpétuité et à payer quelques 30 000 euros à chacune de ses victimes. Ses avocats ont fait appel et le chef d’Etat devrait être définitivement fixé sur son sort fin avril. Il aura néanmoins fallu près de 20 ans de procédure pour obtenir ce résultat. Dakar n’avait accepté de juger l’ex président tchadien qu’au terme d’un long bras de fer avec la Belgique, qui avait délivré un mandat d’arrêt contre lui, et après que l’Union africaine ai donné son feu vert à un procès organisé au nom de l’Afrique. En Amérique Latine, l’Argentine tente, lentement, de contraindre l’Espagne à accepter les crimes du franquisme. En avril 2010, des organisations de défense des droits de l’Homme espagnoles et argentines ont porté plainte devant un juge argentin pour les victimes espagnoles de la dictature. L’Espagne a toujours refusé les demandes d’extradition émises contre une vingtaine de responsables, pour des crimes contre l’humanité et torture commis entre juillet 1936 et juin 1977. Mais en 2016, la justice espagnole acceptait une commission rogatoire du juge Servini de Cubria, et autorisé l’exhumation le corps de l’une des victimes de la dictature, dont la fille fait partie des plaignants.