Commission d’enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements
Lettre ouverte de Patrick Baudouin, président de la LDH, adressée à Patrick Hetzel, président de la Commission d’enquête
Monsieur le Président de la Commission d’enquête,
Dans le cadre de la Commission d’enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements, M. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, s’est présenté, le 5 octobre dernier, comme d’autres personnes convoquées en audition et obéit donc aux mêmes règles concernant son témoignage.
Il a de nouveau mis en cause la LDH (Ligue des droits de l’Homme) et a affirmé que l’association avait appelé à participer à la manifestation interdite à Sainte-Soline du 25 mars 2023. Or si deux des sections locales de la LDH avaient soutenu les rassemblements prévus les 24 et 26 mars, c’était avant que les interdictions de manifester n’aient été décidées. Ensuite, le comité régional Poitou-Charentes de l’association n’a appelé qu’à un rassemblement dans la commune de Melle, rassemblement déclaré qui n’a pas été interdit et au cours duquel des militants de l’association ont simplement tenu un stand.
En tout état de cause, la LDH nationale n’a jamais appelé à participer à cette manifestation.
Ensuite, M. Darmanin a dénié la qualité d’observateurs[1] aux dix-huit personnes présentes sur le terrain, portant une chasuble sur laquelle la mention « observatoire » était inscrite, au prétexte que la LDH aurait appelé à participer à une manifestation interdite (ce qui est faux, ainsi qu’il vient d’être indiqué) et qu’elle a attaqué l’arrêté d’interdiction de transport d’arme, le ministre ayant laissé entendre que la LDH visait l’interdiction d’armes par nature.
Or, en réalité, ce sont les seules dispositions visant le transport d’armes par destination qui ont été attaquées par la LDH[2], dans la mesure où un tel arrêté, combiné à des réquisitions du parquet permettant la fouille des véhicules sur une zone de plus de 30 km, laissait la porte ouverte à l’arbitraire des agents pour apprécier ce qui pouvait être considéré ou non comme une arme. À telle enseigne que des observateurs se sont fait confisquer leur casque ou leurs lunettes de protection, ainsi que le rapport le détaille[3].
Il faut signaler que la LDH n’a pas attaqué les arrêtés d’interdiction de port d’engins pyrotechniques[4], les propos en ce sens du ministre étant encore factuellement faux.
Les observateurs indépendants au sens du droit international[5] remplissent une mission : rendre compte du respect ou non par l’Etat de ses obligations positives pour protéger la liberté de réunion pacifique. Peu importe qu’ils soient ou non rattachés à une association des droits de l’Homme pour ce faire ou que celle-ci ait par ailleurs, appelé à manifester. Le Conseil d’Etat a d’ailleurs jugé[6] que cette qualité d’observateurs indépendants leur permettait de demeurer après un ordre de dispersion. L’Etat doit leur accorder la même protection qu’aux journalistes[7]. En aucun cas, le Conseil d’Etat n’a fait mention d’une quelconque restriction dans cette protection due dans les cas où l’association à laquelle ils sont rattachés (en l’occurrence, la LDH[8]) n’aurait pas appelé à manifester, ou n’aurait pas présenté un recours juridictionnel contre un arrêté d’interdiction.
Quand bien même ses allégations auraient été fondées, l’argumentaire du ministre est donc contraire tant au droit international[9] qu’à la jurisprudence du Conseil d’Etat.
Au demeurant, ces fausses allégations avaient déjà été formulées par le ministre devant l’Assemblée nationale, le 5 avril dernier, et, déjà, notre réponse publique les dénonçant avait été largement reprise dans la presse. Leur réitération par M. Gérald Darmanin n’est donc pas une inadvertance. Je veux croire que vous ne serez pas indifférent à ce qu’un ministre de la République se juge autorisé à prendre de telles libertés avec la réalité devant la représentation nationale, qui plus est devant votre commission d’enquête, après avoir prêté serment.
De même, les députés sont en droit d’exiger le respect du droit international par le ministre de l’Intérieur et, a minima, la rectification de ses dires erronés.
Les auditions de la Commission d’enquête étant filmées et diffusées, vous comprendrez que nous rendions cette lettre publique.
Veuillez croire, monsieur le Président de la Commission d’enquête, en l’expression de ma haute considération,
Patrick Baudouin,
Président de la LDH
Paris, le 10 octobre 2023
[1] Verbatim à 2h06’44” : « Enfin, permettez-moi de vous dire que la LDH n’était pas observateur. C’est tellement vrai qu’une décision de justice l’évoque. Pourquoi ? Parce que la LDH a appelé à la manifestation malgré la manifestation interdite et le juge lui-même (…) a considéré que la LDH n’était pas, n’avait pas le statut d’observateur (…)
Ce serait des drôles d’observateur, que ceux qui appelant à des manifestations et contestant, puisque je rappelle que d’ailleurs la Ligue des droits de l’Homme a attaqué y compris les arrêtés de la préfète qui demandaient de ne pas transporter d’armes dans le département, ce sont de drôles d’observateurs neutres que ceux qui attaquent même les arrêtés de la préfète qui ont dit qu’il ne faut pas transporter de hache, de moyens pyrotechniques, d’arme dans des voitures.
Permettez-moi de penser que la neutralité des observateurs est soumise (sic) à caution ».
[2] Un recours au fond est pendant devant le tribunal administratif de Poitiers.
[3] https://www.ldh-france.org/wp-content/uploads/2023/07/Rapport-final-10.07.23_DEF.pdf voir p.33
[4] Préfecture des Deux-Sèvres, Arrêté du 17 mars 2023 réglementant temporairement la vente, le transport et utilisation des artifices de divertissement, des carburant (sic) au détail, ainsi que des acides et tous produits inflammables, chimiques ou explosifs ; Préfecture de la Vienne, Arrêté n°2023/CAB/093 du 17 mars 2023 réglementant temporairement la vente, le transport et l’utilisation des artifices de divertissement, des carburants au détail, ainsi que des acides et tous produits inflammables, chimiques ou explosifs.
[5] C’est-à-dire indépendants par-rapport à l’Etat.
[6] CE n°444849, 10 juin 2021, Schéma national du maintien de l’ordre, Rec. Lebon.
[7] Le juge des référés du tribunal administratif de Poitiers a d’ailleurs indiqué, s’agissant des arrêtés pris par la préfète des Deux-Sèvres ou du préfet de la Vienne qu’en « déniant ainsi, par principe, aux observateurs indépendants la protection particulière dont ils doivent bénéficier lors des manifestations (…) en vertu du Schéma national de maintien de l’ordre, la préfète des Deux-Sèvres [le préfet de la Vienne] a entaché sa décision d’illégalité ». Il a cependant refusé de suspendre ces arrêtés en se fondant sur d’autres motifs, mais un recours est pendant au fond, en annulation.
[8] Elle-même n’étant effectivement pas observatrice, seules les personnes physiques remplissant une mission d’observation lors de manifestation pouvant se prévaloir de la protection du droit international.
[9] Pour plus de détails, se reporter à : https://blogs.mediapart.fr/observatoires-des-libertes-et-des-pratiques-policieres/blog/070723/observer-laction-de-maintien-de-lordre-est-un-droit