Amy Coney Barrett - Et ils ne furent plus que trois
Par Clémentine Denis
Cet article reprend certains éléments d’un travail personnel rédigé dans le cadre du séminaire de Madame la Professeure Cohendet.
Le 26 octobre 2020, le Sénat américain a confirmé la nomination d’une nouvelle juge à la Cour suprême : Mme. Amy Coney Barrett. Une nouvelle femme pour en remplacer une ancienne, ou plutôt pour remplacer un symbole, la figure d’une autre époque : la juge Ruth Bader Ginsburg affectueusement appelée « Notorious RBG ».
Aux Etats-Unis, l’histoire de la nomination des juges de la Cour suprême est avant tout une histoire politique. Aussi, le schéma se présente ainsi : conformément à l’article 2 – section 2 – clause 2 de la Constitution fédérale du 17 septembre 1787, « Le président proposera au Sénat et, sur l’avis et avec le consentement de ce dernier, nommera les ambassadeurs, les autres ministres publics et les consuls, les juges à la Cour suprême. » Les juges sont au nombre de neuf depuis le Judiciary Act de 1869 et sont nommés à vie.
Depuis hier, la composition de la plus haute juridiction américaine est la suivante (par ordre d’entrée en fonction) :
Clarence Thomas : administration George H. W. Bush
Stephen Breyer : administration Bill Clinton
John G. Roberts, Jr : administration George W. Bush
Samuel Alito : administration George W. Bush
Sonia Sotomayor : administration Barack Obama
Elena Kagan : administration Barack Obama
Neil Gorsuch : administration Donald Trump
Brett Kavanaugh : administration Donald Trump
Amy Coney Barrett : administration Donald Trump
La nomination politique et politisée des juges constitutionnels américains
La Cour suprême américaine est un acteur éminemment politique et sociétal. Depuis l’arrêt Marbury contre Madison de 1803, développant le judicial review ou contrôle de constitutionnalité des lois, elle affirme la place suprême de la Constitution. Introduisant le pouvoir judiciaire au sein du système des freins et contrepoids (checks and balances), elle se positionne ainsi en une sorte de « contre-pouvoir ». En 1835, Alexis de Tocqueville remarque l’occupation d’un « rang élevé (...) parmi les grands pouvoirs de l'Etat » de la Cour suprême et que « jamais un plus immense pouvoir judiciaire n'a été constitué chez aucun peuple ».
En pratique, les habitus « ont fait » que le Président se tourne d’abord vers l’American Bar Association avant de nommer tout juge constitutionnel : il est ainsi d’usage que le juge de la Cour suprême américaine soit un juriste. En revanche, la question de la mise en place d’un véritable « contre-pouvoir » est bien plus profonde.
Faisant l’objet d’une nomination par le Président ensuite approuvée par le Sénat (« vote de confirmation »), le juge constitutionnel nommé est issu soit d’un consensus, soit d’une forme de déviance : un véritable bras de fer est possible entre le Président et le Sénat. Ainsi, lorsque Barack Obama, Président démocrate, propose le juge Merrick Garland pour remplacer le juge Antonin Scalia, le Sénat, majoritairement républicain, s’oppose à sa nomination et préfère attendre l’arrivée du prochain président en janvier 2017. Cette illustration démontre un combat politique concernant la Cour suprême américaine et l’impression que de cette nomination, un parti politique gagnera.
En reprenant cet exemple, le parti républicain semble l’avoir emporté, notamment par la nomination d’un juge plus conservateur, Neil Gorsuch, par le président Donald Trump, qui avait d’ailleurs fait de cette nomination une promesse de campagne. Cette nomination a de surcroît été favorisée par la modification de la procédure sous la volonté de Mitch McConnell, leader des républicains au Sénat, qui a utilisé « l’option nucléaire » : il n’a suffi alors que d’une majorité simple au Sénat pour confirmer Neil Gorsuch. Enfin, en « ajoutant » la nomination de Brett Kavanaugh, applaudie par les républicains, la majorité « idéologique » des membres de la Cour suprême américaine correspond donc à la couleur politique du Président, ainsi qu’à celle du Sénat. In fine, il faut ajouter Amy Coney Barrett.
Une opposition d’interprétation de la Constitution
Traditionnellement, il existe une opposition entre les juges originalistes interprétant la Constitution américaine telle que conçue par ses rédacteurs, c’est-à-dire, en cherchant le sens originel du texte, et les juges progressistes. Souvent, l’interprétation faite par le juge choisi est connue à l’avance, au vu des décisions qu’il a pu rendre au préalable. Il est d’usage de schématiser les nominations républicaines comme relevant de la tendance originaliste, les nominations démocrates de la tendance progressiste.
Désormais, six juges sont de fervents défenseurs de la lecture originelle de la Constitution américaine. Parmi eux, Amy Conet Barrett, la petite dernière, à qui l’on prête les affections suivantes : le port d’armes, l’interdiction de l’avortement, la suppression de l’Obamacare, une restriction de l’immigration, une tendance à la discrimination.
Autrement dit, au sein de la juridiction chargée de défendre les droits des américains, il n’existe qu’un petit trio progressiste. Sur neuf, il n’en reste plus que trois…
Les enjeux ne sont pas des moindres : Obamacare protège 23 millions d’américains, l’arrêt Roe v Wade de 1973 assurant le droit à l’avortement peut toujours être renversé.
Les garanties nuancées d’indépendance et d’impartialité
Bien que le choix soit politique, le juge constitutionnel sera-t-il pour autant forcément influencé par celui qui le nomme ? La question ici est celle de la possible « ingratitude » du juge qui se détacherait de l’autorité le nommant. Tout cela n’est finalement qu’apparence : l’indépendance et l’impartialité objectives permettent de le rendre crédible aux yeux de l’opinion publique. Pour cela, il faut plusieurs « garanties » : l’inamovibilité du juge, le caractère non renouvelable de son mandat et les différentes incompatibilités de sa fonction avec d’autres fonctions. La Cour européenne des droits de l’Homme elle-même a affirmé que l’irrévocabilité des membres d’une juridiction ainsi que leur non renouvellement étaient gage de leur indépendance. Quant à leur impartialité, il s’agit de la théorie des apparences : « Not only must Justice be done ; it must also be seen to be done. », telle que prononcée par Lord Hewart en 1924 ; la justice doit avoir l’air d’être rendue quant à l’organisation de la juridiction.
Aux Etats-Unis, le juge est nommé à vie, ce qui représente une énorme garantie pour lui : il ne risque rien contre le pouvoir, il peut donc objectivement aller « contre » le pouvoir, opérant un véritable contrôle si cela s’avère nécessaire. D’après la Constitution fédérale de 1787, seul l’impeachment peut le renvoyer, ce qui en pratique n’est jamais arrivé. Cependant, aucune incompatibilité n’est prévue par les textes. De plus, la réalité du système américain implique qu’un devoir d’ingratitude est en théorie possible mais en pratique difficile, de par le rôle extrêmement politique de la Cour suprême. La partialité du juge constitutionnel une fois en fonction reste ainsi un sujet de grande actualité. Il a ainsi résulté de la nomination du juge Kavanaugh un sentiment de méfiance du peuple américain à l’égard de la Cour suprême américaine dont l’image a été ternie.
La réalité est telle que malgré toutes les garanties textuelles, la pratique politicienne démontre une instrumentalisation de la juridiction « gardienne » de la Constitution au service de l’homme le plus puissant de l’Etat. Aussi, la nomination de la petite dernière est-elle une « victoire ». Il ne faut pas oublier que les nominations à la Cour suprême américaine sont des promesses électorales, malheureusement parfois tenues.
Alors que les résultats de l’élection américaine sont incertains et que l’Amérique est plus que jamais divisée, la certitude d’une Cour suprême américaine conservatrice politisée peut inquiéter. Plus que jamais, la contre-balance de la Cour suprême américaine ne fait plus le poids.
Sources :
Ouvrage :
DE TOCQUEVILLE (A.), De la démocratie en Amérique t. I, 2e partie, Chap. VII, (1835 Paris, Flammarion, 1999) pp. 7.
Articles :
FALLON (R.H), Legitimacy and the Constitution (Harvard Law Review, Vol. 118, No. 6 Apr., 2005), pp. 1787-1853.
FISCH (W.B) – KAY (R.S), Legitimacy of the Constitutional Judge and Theories of Interpretation in the United States (The American journal of comparative law Vol 42. 1994) pp. 517-553.
SCOFFONI. (G), La légitimité du juge constitutionnel en droit comparé : les enseignements de l’expérience américaine (Revue internationale de droit comparé 1999 51-2) pp. 243-280.
Articles Internet :
https://www.nytimes.com/2018/10/06/us/politics/conservative-supreme-court-kavanaugh.html
https://www.nytimes.com/article/amy-barrett-views-issues.html
https://www.thenation.com/article/how-the-us-supreme-court-lost-its-legitimacy/