Migrants : au ‘Tribunal permanent des peuples’, l’Etat prend cher
Le Tribunal permanent des peuples est un tribunal d'opinion qui a été fondé le 24 juin 1979 à Bologne, en Émilie-Romagne à l'initiative du sénateur et théoricien italien Lelio Basso. Wikipédia
Voir notre article :'Tribunal permanent des peuples' du 3 janvier dernier
Le verdict du tribunal est tombé. Le journal en ligne de 'Libération' en rend compte ce dimanche soir 7 janvier dans un article signé Maïa Courtois.
Moayed Assaf arrive à la barre avec élégance, chemise blanche et costume noir impeccables, regard sombre. «Je vais essayer de résumer vingt-cinq années de migration en dix minutes», commence l’homme, exilé kurde parti d’Irak à 17 ans. Autour de lui ce jeudi, les magistrats ne portent pas de robe, mais tous l’écoutent attentivement, suivant les règles rigoureuses d’un tribunal. Gustave Massiah, figure de l’altermondialisme, un des organisateurs de cet événement, avait prévenu l’audience : «Ici, on n’applaudit pas comme dans un meeting: c’est un tribunal !» Saisi par près de 40 associations, d’Emmaüs International à Attac en passant par la Cimade ou encore Migreurop, le Tribunal permanent des peuples (TPP), consacré aux droits des exilés, a organisé une session au Centre international de culture populaire, dans le XIe arrondissement de Paris. Elle fait suite à celles organisées sur le même thème à Barcelone à l’été 2016, puis à Palerme en décembre dernier. Créé en 1979, le TPP est un tribunal d’opinion basé sur le droit international dont l’objectif «n’est pas de rendre justice, mais de donner des outils à ceux qui n’en ont pas pour s’en saisir», rappelle Mireille Fanon Mendès-France, présidente de la fondation Frantz Fanon et membre du jury. Avocats. La sentence finale, rendue dimanche au festival Moussem à Gennevilliers, est lourde. Elle retient contre «l’Union européenne et les Etats qui la composent, dont la France» la qualification de «complicité de crime contre l’humanité». Le tribunal recommande la «révision immédiate de tous les accords passés entre UE et pays tiers» pour externaliser ses frontières. Ou encore, la ratification de la Convention de 1990 sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants, dont aucun Etat membre n’est aujourd’hui signataire. Deux jours durant, le procès s’est tenu dans la petite salle au rez-de-chaussée du Centre international de culture populaire. Ici, pas de dorures. Juste des murs blancs et des chaises alignées pour à peine une centaine de spectateurs. Le gouvernement français et l’Union européenne n’ont jamais répondu aux sollicitations du Tribunal permanent des peuples pour venir assurer leur défense. Ce sont deux membres du Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrés) qui jouent les avocats commis d’office. Avec l’obligation de penser contre soi-même. «A vrai dire, quand on a travaillé sur l’accusation, on a forcément anticipé les arguments du camp d’en face», s’amuse Jean Matringe, professeur de droit assurant la défense de l’UE. De son côté, la jeune Claire Bruggiamosca, avocate du gouvernement français, se plaît à dire «mon client, Gérard Collomb». Des rires nerveux fusent dans la salle. «Ce ministre va plus loin que nombre de ses prédécesseurs», lâche Philippe Texier, magistrat ayant travaillé pour les Nations unies pendant plus de vingt ans. «Il y a des choses que l’on ne peut pas justifier. Les matraques, les tentes lacérées alors que les gens se réfugient du froid, ça ne se justifie pas.» Reprenant son rôle de président du jury, il appelle à la barre un nouveau témoin. C’est un témoin star : Damien Carême, maire de Grande-Synthe. «J’ai dû faire face aux carences de l’Etat, et jusqu’au bout on m’en a empêché. Je ne supportais plus de voir des personnes vivre dans ces conditions dans ma commune. Or cette responsabilité n’est pas la mienne, c’est celle de l’Etat.» L’élu écologiste croit au bénéfice de ce tribunal : «On manque de pédagogie sur ces questions. Alors que dans l’acte d’accusation, on le voit bien : il y a des textes internationaux de référence, clairs, dont personne ne peut nier qu’ils sont violés.» «Bras armé». Le vendredi, Loveth Aibangbee est venue pour témoigner de la traite sexuelle des femmes nigérianes. Elle évacue en deux phrases son histoire de la rue, commencée en arrivant en France il y a sept ans. «J’ai eu des clients qui ont voulu me tuer, j’ai failli mourir. J’ai appelé la police, on m’a répondu: "Pourquoi vous appelez ? Vous n’avez pas de papiers."» La jeune femme accuse : «La France a une part de responsabilité. Les Nigérianes se retrouvent forcées à travailler dans la rue pour payer des dizaines de milliers d’euros à des organisations criminelles.» Le dernier jour, la salle est électrisée par un autre témoignage : celui de Cédric Herrou, agriculteur devenu malgré lui le symbole des citoyens poursuivis en justice pour avoir apporté leur aide à des exilés. «Peu à peu je me suis entouré d’avocats, et j’ai appris le droit. Je me suis rendu compte que ce que je faisais n’était pas si illégal, et qu’à l’inverse, l’Etat ne respectait pas toujours la loi. On a même fait des réunions pour expliquer cela à des gendarmes de la vallée de la Roya.» Cédric Herrou, lunettes rondes, évoque Martine Landry, bénévole d’Amnesty International de 73 ans jugée ce lundi. «La justice est devenue le bras armé de l’Etat.» Et de lâcher : «On est là, à recréer une justice… C’est grave d’en arriver là, ça me fait mal au bide.» Maïa Courtois |