Mais à quoi jouent-ils ?
La crise que vit l’Espagne nous concerne tous. Elle n’est pas simplement la manifestation de la manière différente dont se vivent les différentes composantes de l’Espagne. Elle est aussi la traduction d’une certaine conception de la démocratie. En cela, cette crise me concerne en tant que citoyen européen, alors même que les institutions de l’Union européenne et ses membres sont tétanisés. A mes yeux, cet enjeu démocratique est tout aussi important que la question même de l’indépendance. Je peux, bien sûr, avoir un avis sur l’opportunité de l’indépendance, mais je ne me reconnais pas le droit d’intervenir dans ce débat, si ce n’est sur un point : interdire le droit de revendiquer l’indépendance de la Catalogne, comme de toute autre entité, comme imposer une indépendance hors d’un processus réellement démocratique relèvent et du délit d’opinion, et du déni de l’Etat de droit. Le Premier ministre espagnol ne cesse de mettre en avant le respect de celui-ci, pour justifier son attitude. Mais respecter la lettre de l’Etat de droit sans en respecter l’esprit conduit à ce que François Mitterand avait appelé « la force injuste de la loi », à propos de la situation en Nouvelle-Calédonie.
Trois rappels s’imposent. La question des nationalités en Espagne n’est pas nouvelle. Elle est même un marqueur de son histoire, y compris la plus tragique. Si la démocratie a fini par s’établir, ce n’est qu’à la mort dans son lit d’un dictateur, et sans que le passé ait connu un début de règlement. Il a été fait le choix d’une structuration globalement démocratique sans pour autant toucher au passé, aux mentalités du passé et aux hommes qui les portaient. C’est ainsi que l’on en est encore à rechercher, au sens propre, les cadavres de la guerre civile, ou que la magistrature espagnole s’est coulée dans le nouveau cadre institutionnel, surtout quand il s’est agi d’appliquer une législation d’exception par le biais d’une juridiction d’exception comme l’« audiencia national ». En même temps, il serait malhonnête de passer sous silence les statuts obtenus par le Pays basque, et, dans une moindre mesure, la Catalogne. Ils témoignent d’une prise en compte réelle des cultures et réalités de ces régions.
Force est de constater que cette reconnaissance des identités ne suffit pas ou ne suffit plus. C’est pourquoi, en 2006, après plusieurs années de négociations, un nouveau statut de la Catalogne est adopté. Deux formations vont s’y opposer, pour des raisons différentes : le Parti populaire de l’actuel Premier ministre espagnol et l’ERC, aujourd’hui membre de la coalition indépendantiste. Ce nouveau statut sera néanmoins adopté à une très large majorité, malgré une abstention importante.
La vieille conception centralisatrice du Parti populaire le fera saisir le Tribunal constitutionnel, dont la composition est le fruit des alternances politiques successives. Il mettra quatre ans à se déterminer, pour finir par annuler quatorze des deux cent vingt-trois articles du statut d’autonomie.
Ce qui importe ici, ce n’est pas tant le contenu du débat juridique, en fait éminemment politique, mais le refus de tenir compte des aspirations de la Catalogne. La conséquence directe de ce blocage institutionnel, voulu par le Parti populaire, c’est l’envol de l’idée indépendantiste jusqu’alors très minoritaire.
Ainsi, d’un compromis accepté démocratiquement est-on passé, au nom d’une certaine conception de l’Espagne, à un affrontement institutionnel puisque l’interprétation de la Constitution de 1978, à laquelle s’est livré le Tribunal constitutionnel, interdit de satisfaire aux revendications de la Catalogne, ouvrant ainsi la voie à une alternative, cette fois clairement ignorée par la Constitution, l’indépendance.
En résumé, adoptons un compromis, détruisons sa substance au nom de la Constitution, et, toujours au nom de celle-ci, interdisons toute autre évolution.
Prétendre, dans ces conditions, être le héraut d’un Etat de droit qui serait violé par la revendication d’indépendance, revient à jouer au pompier pyromane.
On peut critiquer, à juste titre, la fuite en avant et l’irréalisme qui ont conduit ensuite le gouvernement catalan à organiser un référendum dans des conditions qui ne satisfont pas l’exigence démocratique. Mais le fait que les autorités catalanes soient tombées dans le piège de Madrid n’enlève rien au fond du débat.
Est-ce que les habitants de Catalogne ont le droit d’être consultés sur la manière dont ils envisagent leur avenir au sein ou hors de l’Espagne ?
En s’enfermant dans une réponse policière démesurée et dans une réponse judiciaire non moins démesurée, les autorités de Madrid font primer la forme de la loi à l’esprit de l’Etat de droit.
Les dissensions du camp indépendantiste, le refus de tenir compte d’une part importante, si ce n’est majoritaire, des habitants de Catalogne qui s’opposent à l’indépendance, l’ont amené à ignorer le début de solution politique que permettait l’organisation d’élections régionales. Au point de laisser au Premier ministre espagnol le bénéfice de cette démarche.
Cette erreur, parmi d’autres, ne saurait justifier, en revanche, que le gouvernement de Madrid obère le processus démocratique par la mise hors jeu de ses adversaires politiques, avec l’aide de l’institution judiciaire.
A ce jour, les uns et les autres, au-delà des débordements policiers qui ont eu lieu et de certaines attitudes individuelles, peuvent s’enorgueillir de l’absence de violences malgré une société littéralement scindée en deux.
Il n’est pas certain qu’il en soit toujours ainsi si les élections du 21 décembre 2017 ne sont pas crédibles, notamment en raison de l’embastillement des responsables politiques indépendantistes.
En Catalogne, comme dans bien d’autres cas, substituer une réponse judiciaire à une réponse politique c’est renvoyer cette dernière hors les murs du débat démocratique, au risque d’autres comportements.
Ni l’Espagne ni l’Union européenne ne peuvent se permettre de voir perdurer, voire déraper, une crise institutionnelle dont la solution est pourtant évidente : consulter les habitants de Catalogne dans le cadre d’un référendum offrant toutes les garanties démocratiques.
Michel Tubiana, président d’honneur de la LDH
https://blogs.mediapart.fr/