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Publié par LDH49

« Le réel est de retour », se rengorgeait récemment le criminologue Alain Bauer, ouvrant les assises nationales de la recherche stratégique, à l’École militaire, dans un Paris chaque semaine en feu. Cette réunion, centrée cette année sur « les dissuasions », s’est focalisée sur le nucléaire militaire, épine dorsale du système de défense français : l’antique « force de frappe » conçue au temps du général de Gaulle, dont l’utilité est parfois contestée, pour des raisons morales, techniques, et surtout financières.

par Philippe Leymarie, 17 décembre 2018

Philippe LEYMARIE est collaborateur du Monde Diplomatique. Il suit les dossiers sur la défense. Cet article a été publié dans son blog du Monde Diplomatique. Il n’engage que son auteur. Il permet d’alimenter la réflexion de chacun.

LDH 49

Il fallait oser, sur fond de crise des « gilets jaunes » et de fins de mois difficiles d’une grande partie des Français, discourir sur une force de dissuasion française certes ramenée, comme le répètent ses concepteurs, à une « stricte suffisance », mais qui consomme déjà en année « normale » la bagatelle de 3,6 milliards d’euros. Et qui en dévorera un de plus l’an prochain, jusqu’à atteindre 6 milliards en 2025 — soit un total de 37 milliards sur la période 2019-2025, si l’on suit la trajectoire fixée par la Loi de programmation militaire (LPM). L’augmentation sera de 60 % par rapport à la LPM précédente, pour cause de modernisation du système : les vecteurs, les projectiles, les transmissions, etc.

Du côté des armées, on redoute que le budget de la « mission défense » soit mis un jour sinon en coupe réglée par Bercy, du moins en situation d’avoir à contribuer au financement des mesures fiscales et sociales destinées à apaiser la vague de protestation des « gilets jaunes » : la suspension des augmentations de taxes sur les carburants, et les mesures annoncées par le président Macron le 10 décembre coûteront à l’État au bas mot une dizaine de milliards, et il n’est pas exclu qu’un autre train de mesures vienne alourdir la facture.

Une crainte réelle, pour le ministère de la rue Saint-Dominique, même si en principe les crédits défense sont sacralisés, du fait de l’engagement auprès de l’OTAN — c’est à dire du parrain américain — de tendre vers le 2 % du PIB consacré à la défense (la France en est pour l’heure à 1,7 % ) ; et en raison de l’application d’une LPM votée l’an dernier, qui prévoit un rattrapage devenu indispensable en matière d’équipements, ainsi qu’une progression des crédits sur le nucléaire, rendue nécessaire par la mise en œuvre d’une force de frappe nouvelle génération (1).

Coup de poignard

Mais les us et coutumes budgétaires incitent à la prudence. Les crédits militaires ont souvent été utilisés, dans le passé comme une variable d’ajustement. On en a eu une nouvelle illustration, il y a quelques semaines, avec la loi de finances rectificative pour 2018 qui impose finalement au budget des armées de prendre en charge intégralement le financement des opérations extérieures (et des missions intérieures, comme Sentinelle) — dont une partie était jusqu’à présent assumée en interministériel —, ce qui correspond au total à 1,37 milliard d’euros : une mesure considérée comme un « coup de poignard » contre les armées, privées ainsi — et dans la discrétion — de 400 et quelques millions de crédits sur l’enveloppe promise. « Cette nouvelle amputation de crédits compromettrait davantage cet objectif et serait dangereuse à l’heure où la France, frappée encore une fois par les attentats, a besoin de toutes ses forces, correctement équipées et opérationnelles », vient de commenter le 13 décembre la sénatrice Hélène Conway-Mouret, vice-présidente du sénat.

Ce budget défense est confronté plus généralement à plusieurs menaces, selon les sénateurs Cédric Perrin et Hélène Conway-Mouret, dans leur rapport pour avis sur l’équipement des forces, produit lors du débat sur le budget 2019. Etant donné « le caractère extrêmement volontariste de la trajectoire retenue », écrivent-ils, il n’est pas sûr qu’elle tienne dans la durée, en dépit de l’engagement politique du gouvernement à la respecter :

  • cette trajectoire est en pente déséquilibrée (une augmentation relativement modérés les premières années, une montée spectaculaire en seconde partie, en raison de l’accent mis sur le nucléaire) ;
  • le gouvernement a « choisi une LPM longue (sept exercices), ce qui rend les derniers exercices assez nébuleux », affirment les parlementaires ;
  • de plus, l’actuelle législature s’achèvera en 2022, et la LPM ne précise pas les montants prévus pour les deux derniers exercices, ni l’annonce des rendez-vous dits de « revoyure », pour faire le point sur l’application de la loi-programme.
Arme de non-emploi

Tout cela se déroule sur fond de débat feutré — ou de non-débat, si l’on préfère — sur la dissuasion à la française. Née dans les années 1960, est-elle toujours efficace, nécessaire, suffisante, et à quelles conditions ? Est-il possible, souhaitable d’en partager le fardeau dans un cadre bilatéral (avec Britanniques ou Allemands) ? Y a-t-il des marges d’économies à réaliser ? La France, comme les autres puissances nucléaires, se retrouvera-t-elle un jour isolée, lorsque le traité des Nations unies sur l’interdiction des armes nucléaires entrera en application ?

On ne va pas refaire le match ici, mais il apparaît que, pour beaucoup, et pour de bonnes ou de moins bonnes raisons, un abandon de la dissuasion nucléaire serait impensable :

  • cela paraît peu opportun au moment où la confortable ex-bipolarité Est-Ouest est brouillée, où l’on détricote — à l’initiative surtout de Washington — les systèmes internationaux de médiation et de sécurité, où d’anciens empires relèvent la tête, où de nouveaux champs de conflictualité apparaissent, où certains États songent à abaisser le « seuil nucléaire » et à mettre en œuvre des « armes nucléaires d’emploi » (2), etc.
  • cela déstabiliserait les équilibres subtils du « club nucléaire », et laisserait encore plus d’espace aux États peu démocratiques, dont la prévisibilité politique est incertaine, qui sont déjà la majorité ;
  • cela provoquerait assez vite un déclassement international de la France, lui ferait perdre son siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, etc. ;
  • cela déséquilibrerait un dispositif militaire français qui comporte toute la gamme des capacités, dans un cadre autonome, et la possibilité d’une gradation dans les manœuvres de force, dont la dissuasion nucléaire n’est qu’une arme brandie en dernier recours ;
  • cela priverait un pays comme la France d’un outil en forme d’assurance-risque qui ne coûtait par exemple, lorsque le rapport des députés Philippe Vitel et Geneviève Gosselin-Fleury sur l’exécution des crédits de la mission « défense » pour l’année 2013 a été publié, « que » 0,15 % du PIB, soit 3,2 milliards d’euros (l’équivalent, pour reprendre un terme de comparaison de l’époque, de ce que l’État avait perdu en acceptant d’accorder un taux réduit de TVA de 5,5 % au secteur de la restauration (3 milliards). Et un rapport coût-efficacité qu’aujourd’hui encore, un des plus ardents défenseurs de la dissuasion, le directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique Bruno Tertrais, considère comme « très intéressant, car elle [la dissuasion] tire vers le haut l’ensemble de l’armée de l’air ».
Filière nucléaire

À la même époque, l’amiral Édouard Guillaud, chef d’état-major des armées, pouvait expliquer aux députés de la commission défense que « 3,4 milliards d’euros [pour çà], c’est presque bon marché », la force océanique stratégique étant mise en œuvre par 3 200 marins, « l’effectif des agents municipaux d’une ville comme Montpellier » (3).

Sur un plan financier, toujours, l’abandon souvent évoqué de la composante aérienne, ne serait pas une grosse économie : les Mirage, Rafale et les avions ravitailleurs qui mettent en œuvre ce volet de la dissuasion participent également aux missions plus conventionnelles, si bien que la suppression de la partie nucléaire de leurs missions ne ramènerait au budget général que 120 et quelques millions d’euros (« soit le montant d’une grosse cagnotte de l’Euromillions », soulignait Laurent Lagneau, dans Zone militaire, le blog qui pointait ce rapport parlementaire de 2013).

Quant à un abandon de la filière nucléaire militaire dans son ensemble, il menacerait trop d’intérêts chez les industriels comme Astrium (Airbus group), MBDA, ou DCNS, souligne le général Norlain (4), alors qu’une fraction de l’industrie de pointe — le nucléaire civil, l’aéronautique, l’espace — est plus ou moins issue ou en tout cas liée au nucléaire, avec des recherches, techniques et équipements à fonction le plus souvent duale.

En revanche, toujours sur ce plan des moyens, la modernisation de la dissuasion nucléaire est un lourd fardeau : elle n’est opératoire et crédible que si ses vecteurs sont invulnérables, et si elle est évolutive, ce qui implique une mise à niveau permanente, et si possible un temps d’avance sur la concurrence, avec des recherches et investissements à prévoir dans la « dronisation », la propulsion hypersonique, l’intelligence artificielle, etc.

Ligne Maginot

Le désarmement global, prôné par les partisans du Traité d’interdiction des armes nucléaires, passe souvent — dans le milieu de la défense au sens large — comme une vue de l’esprit, déconnectée des enjeux stratégiques :

  • les grandes puissances ne sont pas prêtes à rendre les armes, et sont toutes embarquées dans un processus de modernisation — États-Unis, Royaume uni, France, Chine, Russie ;  les réductions des arsenaux nucléaires consenties par les puissances « historiques » n’ont pas dissuadé d’autres États (Inde, Pakistan, Israël, et d’autres plus tard sans doute, comme l’Iran) d’acquérir le feu nucléaire ;
  • un pays comme la France s’interdirait de pouvoir dissuader un agresseur potentiel, nucléarisé ou non ; et serait contraint, le cas échéant, de faire appel à la protection de tel ou tel de ses alliés nucléarisés, sans aucune garantie de mesures de rétorsion contre le pays agresseur.

Pas de quoi cependant démonter les partisans d’un désarmement nucléaire total, comme Jean-Marie Collin, animateur de la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (Ican), pour qui « le discours sur la nécessité de la bombe et de son maintien repose sur des mythes. Or, en 2018, nous constatons de plus en plus que les failles de cette ligne Maginot nucléaire sont de plus en plus béantes. »

Il estime que le développement accéléré des nouvelles technologies (notamment le cyber) rend encore plus incertains et fragiles les systèmes de sécurité de ces armes. Et rappelle que l’invisibilité promise des futurs sous-marins est déjà remise en question, comme l’a souligné le député François Cornut-Gentille (qui n’est pas un opposant à l’arme nucléaire) avec l’arrivée de satellites capables de les repérer.

Jean-Marie Collin pointe les accidents, les coups de chance, les atteintes à la crédibilité de la dissuasion, l’opacité budgétaire, ou le manque de contrôle parlementaire. Et regrette que, pour éteindre tout débat, les partisans de la dissuasion recourent trop souvent aux techniques classiques de propagande que sont la déformation ou la dissimulation de la vérité, et la sous-estimation de certaines données. « C’est ainsi que se fabrique “l’illusion nucléaire” », conclut-il. Et c’est le titre du livre écrit avec l’ex-ministre de la défense Paul Quilès, et Michel Drain, de Justice et Paix (5) ?

Philippe Leymarie

(1La LPM prévoit une augmentation du budget des armées de 1,7 milliard par an jusqu’en 2022, puis de 3 milliards à partir de 2023, l’objectif étant d’atteindre les 2 % du PIB d’ici 2025… grâce donc, surtout, aux crédits dégagés pour préparer la future génération d’armes nucléaires.

(2Un des théoriciens de la dissuasion, un général américain, expliquait dès 1946 que jusque-là, on cherchait à gagner la guerre, mais que désormais il faudra l’éviter, ou la préparer pour ne pas avoir à la faire. D’où la notion d’arme de « non-emploi » qui a été jusqu’à ces dernières années la caractéristique de l’armement nucléaire. Durant la guerre froide, on pouvait parler « d’équilibre de la terreur », chacun pariant sur la rationalité d’un adversaire qui ne prendrait pas le risque de subir des dommages inacceptables.

(3Vincent Lamigeon, « La vérité sur… le prix de la dissuasion nucléaire », Challenges, 13 novembre 2012.

(4Devenu un opposant à une dissuasion qu’il estime dépassée stratégiquement et ruineuse en période de disette budgétaire.

(5L’illusion nucléaire : la face cachée de la bombe atomique, Éditions Leopold Mayer, Paris, 2018, 173 pages, 20 €.

 

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